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« Acheté par la Chine », la nouvelle image perçue par le monde

— Entrevue de M. Lai Shanglong, expert de haut niveau sur la mondialisation économique et les relations internationales
SHEN HONGLEI


M. Lai Shanglong (Photo de Shen Honglei)


LA Chine et ses 1,3 milliard d'habitants ont créé énormément de richesse pour le monde. Avec le deuxième plus gros PIB du monde qui est alimenté par une forte demande intérieure, la Chine a suffisamment d'actifs pour se protéger des effets de la crise financière mondiale et élargir son rôle dans la reprise économique mondiale. Bien entendu, le PIB par habitant, au 102e rang mondial, représente à peine le dixième de celui des États-Unis. Cependant, la puissance du pouvoir d'achat des classes aisées chinoises ébahit le monde. « Achète une maison aux États-Unis, ou installe-toi en Australie » : voilà le conseil qui circulait auparavant parmi certains groupes de privilégiés, alors que maintenant, c'est une idée courante dans la classe moyenne en croissance rapide. Un homme d'affaires chinois a dépensé 33,2 millions $US pour un appartement de 500 m² en avril 2009, un nouveau record pour le marché immobilier à New York. Certains médias étrangers se sont mis à penser que le « Fabriqué en Chine » avait un frère : « Acheté par la Chine ».

En 2010, plus de 220 000 Chinois sont partis étudier à l'étranger, formant le plus important groupe d'étudiants étrangers aux États-Unis, au Canada et au Japon. Les échanges entre la Chine et le monde s'effectuent également à l'échelon des villes. Le jumelage de villes chinoises touche maintenant 1 717 centres urbains dans 126 pays.

L'interdépendance entre la Chine et le reste du monde est maintenant plus évidente que jamais. Une plus grande attention est portée au bien commun plutôt qu'à la poursuite d'intérêts mesquins. La tendance à la mondialisation a également suivi cette lancée. C'est dans ce contexte que La Chine au présent a interrogé Lai Shanglong, expert de haut niveau sur la mondialisation économique et les relations internationales.

Originaire de Yongqing (Fujian), il a étudié l'architecture à l'université Cheng Kung de Taiwan et ensuite l'économie à l'École des affaires urbaines et publiques de l'université Carnegie Mellon. Ses directeurs de doctorat étaient le lauréat du prix Nobel d'économie Herbert A. Simon et le célèbre économiste William Cooper. En 1976, M. Lai a été envoyé par le gouvernement chinois à l'ONU où il a occupé les fonctions de commissaire aux affaires économiques à la Division pour la coopération technique, adjoint spécial au sous-secrétaire général, et maintenant cadre supérieur du Département des affaires économiques et sociales de l'ONU.

Il y a d'abord été chargé de la planification régionale, avant d'être appelé à faciliter les échanges entre les pays. Avant qu'il quitte sa ville natale, son grand-père lui a rappelé que la Chine était le meilleur pays du monde. Mais quand il est entré sur la scène mondiale, il a compris que « chaque nation a de bonnes personnes. Le confucianisme chinois est très tolérant envers la diversité culturelle, nul besoin de savoir qui est le meilleur ». Lors de cette entrevue exclusive, M. Lai a expliqué pour La Chine au présent quel genre d'influence la Chine a sur le monde et comment elle peut conserver des relations harmonieuses avec lui.

Dans Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, après avoir survécu à un naufrage, le héros se retrouve échoué sur le rivage et attaché par les habitants de Lilliput. En toussant, il brise involontairement ses attaches, ce qui effraie beaucoup les Lilliputiens. The Economist a utilisé cette métaphore pour décrire la Chine d'aujourd'hui; en d'autres termes, le géant vient de se réveiller. Quelles sont vos réflexions sur la relation entre la Chine et le monde depuis qu'elle a pris conscience du monde?

La métaphore est tout à fait appropriée. Étant un pays très peuplé, il était prévisible que la Chine changerait le monde lorsqu'elle émergerait. On disait que le battement d'ailes d'un papillon depuis Wall Street faisait se lever le vent qui affectait les marchés boursiers du monde entier. Maintenant, si la Chine éternue, les gens pensent qu'un typhon se profile à l'horizon. Mais on ne peut pas empêcher la Chine d'éternuer. Si nous approfondissons notre compréhension mutuelle, les malentendus, la panique et même les conflits seront modérés.

La Chine est un pays socialiste qui est dans une phase de transition et de développement. Son siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies lui a permis de se distinguer des pays de taille inférieure. Elle doit analyser les problèmes avec un esprit plus large. La Chine peut s'intégrer à l'économie mondiale, mais devrait le faire avec dignité. Ces derniers temps, la Chine a eu des différends commerciaux avec certains pays. Cela n'a pas d'importance. La Chine a une meilleure compréhension du monde et y transfère aussi ses propres valeurs. Pendant plusieurs milliers d'années, la Chine s'en est tenue à un principe de base « on ne devrait pas imposer aux autres ce qu'on ne veut pas soi-même ». La réciprocité doit servir de base à un monde harmonieux.

Certains experts pensent que la culture est la base d'une telle intégration dans le monde. La « puissance de la culture » a le pouvoir de faciliter le développement scientifique et économique et la prospérité sociale. Par conséquent, juger d'une culture revient à chercher à savoir si les gens vivent relativement heureux. Que pensez-vous?

La Chine a raté deux réformes industrielles, de sorte que son économie est en retard sur l'Occident. Elle va cependant s'en relever, tôt ou tard, car le pays garde toujours son identité culturelle malgré la succession de différentes dynasties au cours de sa longue histoire. Le célèbre érudit Yu Qiuyu l'a noté aussi après ses voyages culturels sur les vestiges de cinq grandes civilisations mondiales. Combien il n'a pas été facile pour les ancêtres chinois de faire vivre leur culture jusqu'aujourd'hui alors que d'autres vieilles civilisations tombaient l'une après l'autre.

Je crois fermement que la Chine peut protéger sa culture en temps de guerre puis la mettre en avant si on lui en donne l'occasion. L'historien Huang Renyu a posé le concept de macro-histoire. Après avoir exploré les sciences comparées, il a constaté qu'au XXe siècle, le moment crucial pour la Chine avait été lors des dix premières années après sa fondation, lorsque les frontières du pays ont été établies et qu'on s'est aperçu que son PIB comptait pour environ la moitié du total mondial.

Pendant la guerre froide, la Chine a été bloquée dans une bataille d'idéologies pas très productive pour sa construction économique. Puis, entrée dans les années 1980, la Chine a saisi l'occasion que le monde lui avait offerte pour effectuer l'ouverture et la réforme. Améliorer la vie des gens est l'objectif le plus important du gouvernement chinois.

Je crois que Deng Xiaoping est un grand homme d'État. Il savait que les gens prendraient soin d'eux-mêmes et deviendraient un peuple plus influent s'ils étaient mieux nantis. Je pense que le pays se relèvera lorsqu'il se sera développé jusqu'à un certain point. L'intégration dans l'économie mondiale est à la fois une opportunité historique et une fatalité.

Le journal chinois Cankao Xiaoxi a publié des graphiques sur le développement économique : au cours des cent dernières années, au début les performances de la Chine dessinaient une ligne presque horizontale, alors que le reste du monde était perpétuellement à la hausse, ce qui a creusé un large écart. Mais depuis les trente dernières années de développement économique, cet écart a été progressivement réduit. Qu'est-ce que la Chine a obtenu du monde durant ces trente dernières années? Quelle a été la réponse de la Chine au monde?

Quand la Chine a commencé à apprendre de l'Occident, elle s'est concentrée sur la seule technologie des navires et des armements, et non pas sur la structure ou les systèmes sociaux. Les Occidentaux ne pouvaient pas comprendre et ont pensé que les Chinois étaient trop utilitaristes. Mais en réalité, ils avaient de bonnes raisons à cela.

Selon certaines données historiques, en 1936, lorsque la guerre de Résistance contre le Japon était sur le point d'éclater, le PIB de la Chine était d'environ 1,9 à 2,8 fois celui du Japon. En 1820, le PIB de la Chine était sept fois plus important que celui de la Grande-Bretagne. Mais la Chine a été défaite par ce même pays dans la guerre de l'Opium de 1840 à 1842. L'histoire moderne montre qu'un pays militairement faible sera battu, quelle que soit sa richesse. Par conséquent, il est compréhensible que la Chine ait d'abord tourné son attention vers les technologies de l'armement.

Maintenant, chacun sait que le PIB n'est qu'un indicateur de la puissance et de la stabilité d'un pays. Une capacité de production de pointe et une structure économique moderne sont tout aussi importantes que le PIB.

Aujourd'hui, la Chine se concentre sur des compétences transversales : l'apprentissage des concepts de gestion avancée des pays développés et l'importation de connaissances utiles pour aider le pays à affiner sa modernisation. Nous avions l'habitude de dire que l'Occident bloquait la Chine socialiste. En fait, la Chine l'a aussi bloqué, puisque le blocage était réciproque. L'Occident avait des technologies d'avant-garde et ne voulait pas apprendre de la Chine; simultanément, celle-ci croyait au marxisme et ignorait le capitalisme. Mais maintenant, sauf pour la recherche spatiale, nous savons que ce dont la Chine a le plus besoin, c'est d'apprendre des systèmes politiques, sociaux et économiques de l'Occident pour comprendre leur évolution et les avantages à en tirer.

Pendant ce temps, le monde profite de la Chine. Une famille américaine a essayé pendant un an de s'abstenir d'acheter tout produit fabriqué en Chine, et cela s'est avéré être vraiment difficile. Au bout du compte, elle a publié le livre A Year without « Made in China » (Un an sans le « Fabriqué en Chine ». En réalité, les produits chinois bon marché aident les familles américaines à composer avec l'inflation. S'il n'y avait pas de « Fabriqué en Chine », serait-il possible pour les États-Unis de maintenir le niveau de consommation dont ils bénéficient actuellement?

L'APARC (Centre de recherche Asie-Pacifique de Stanford) a publié le livre (en anglais) Les douleurs de croissance d'un pays : Les dix grands défis durant la transition de la Chine. Les universitaires étrangers ont souligné les problèmes et les défis auxquels la Chine est confrontée dans le processus de son ascension. Quels sont-ils selon vous?

Tout comme l'histoire de Gulliver à Lilliput, la Chine n'est pas familière avec les règles du jeu auquel elle joue. De temps en temps, des fautes ont été commises par inadvertance. La réforme et l'ouverture ont donné deux atouts à la Chine : la diversité et l'économie de marché. Mais sa connaissance des règles est encore limitée. Par exemple, la Chine achète en général du pétrole lorsqu'il est au prix le plus élevé, se montrant novice dans les manœuvres d'une économie de marché.

Cependant, elle va s'adapter et finalement maîtriser les règles. Au cours des trente dernières années, la Chine s'est fait une image de plus en plus nette des valeurs et des systèmes occidentaux. Et la clé, c'est vraiment que le pays veille à ce que sa voix se fasse entendre dans la communauté internationale. « On connaît un problème uniquement lorsqu'on le rencontre, a déclaré le premier ministre Wen Jiabao lors du Davos d'été 2010 sur l'économie chinoise. Dans un pays de 1,3 milliard d'habitants, si nous ne disposons pas d'un taux de croissance relativement élevé et ne maintenons pas le plein emploi, il nous sera impossible d'améliorer la qualité de vie des gens. »

Avant sa première visite à l'étranger en 2009, la secrétaire d'État Hillary Clinton a prononcé un discours à l'Asia Society de New York : « Les gens dans un même bateau ont besoin de s'entendre très bien pour traverser une rivière. Ce vieux proverbe chinois est notre guide aujourd'hui. » Toutefois, un an plus tard, les États-Unis, avec un visage de marbre, ont posé une batterie de questions sur le taux de change, le droit du commerce, les ventes d'armes et la souveraineté, ce qui a fait penser aux Chinois que les États-Unis continueraient à les défier sur des intérêts essentiels. Pourquoi ont-ils agi aussi?

C'est une question très importante. Nous avons beaucoup d'intérêts en commun avec les États-Unis, mais aussi de nombreux différends. Hillary Clinton a raison. Bien que les États-Unis soient plus puissants que la Chine militairement, une guerre entraînerait des souffrances pour les deux pays et ne donnerait aucun vainqueur. Sur n'importe quelle question, peu importe nos divergences, nous pouvons négocier. Alors pourquoi jouent-ils au poker avec la Chine? Ces questions seront d'actualité pendant longtemps. Le taux de change, la propriété intellectuelle, les droits de l'homme, tout cela sera instrumentalisé au moment opportun.

La situation actuelle est que la Chine a besoin de dialoguer avec les États-Unis sur de nombreuses questions. Et pendant ce temps, la Chine continuera à acheter des devises aux États-Unis et à développer ses exportations.

Nous voulons croire qu'un meilleur monde est possible si nous insistons sur la communication.




La Chine au Présent 2011/02/24